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nihongo ou Japanese for Everybody  

           A FUNCTIONAL APPROACH TO DAILY COMMUNICATION, GAKKEN,TOKYO 1992[1]

                                             à propos de trois projets d'expositions réalisés par Rainer Ganahl.

 

LudwigWittgenstein a fait de l'apprentissage des langues étrangères oude leur ignorance, un des paradigmes de sa pensée. Des propositions dutype, De la Certitude :

583."Je sais qu'en telle langue, cela s'appelle…" — Comment lesais-tu ? "J'ai appris…"

A "jesais que …", me serait-il possible ici de substituer : " Entelle langue, cela s'appelle…"?

 — sont fréquentes dans sesécrits. Wittgenstein a d'abord écrit ses textes en allemand et,à la suite de son expatriation, après la prise du pouvoir par lesnazis, en anglais.

 

L'écrivainaméricain Louis Wolfson, schizophréne notoire, a écrit seslivres en français (Le schizo et les langues, Gallimard,1970; Ma mère musicienneest morte, Ed.Navarin) pour sedébarasser de sa langue maternelle. Il finit par réunirdifférentes langues en un idiome "exotique" créant une"métastase" de significations.

 

Lepalestinien Edward Said, professeur aux Etats-Unis s'estintéréssé à la colonisation et sa relation àl'appropriation culturelle de l'orient par les nations ditentcivilisées. Les voyages et l'étude des langues orientales par lessavants, administrateurs, voyageurs et commerçants des 19 et 20ème siècles ont été un des vecteurs les plusefficaces de "l'Orientalisme".

Le Japon atoujours joué un rôle particulier en Asie. Au XVI èmesiècle, les Japonais ont chassé et assasiné lesmissionaires européens, et ont controlé d'une main de fer leséchanges avec l'extérieur. Plus tard, la modernisation agressivedu pays, a ouvert la voie à une militarisation débouchant surplusieurs guerres offensives et de conquêtes. Hiroshima a marquéla fin de cette époque. Aujourd'hui cela se traduit sur le planéconomique par un gigantesque surplus des produits japonais àl'exportation, grâce à des stratégies offensivesd'exportation et aux contrôles sophistiqués des importations. Lesdésaccords profonds ainsi créés avec les Européens,et surtout avec les Américains, peuvent être constatésquotidiennement à travers le vocabulaire agressif utilisé dans lapresse.

 

Dans lalangue japonaise l'emploi des mots étrangers n'est pas neutre. Tous lesmots de provenance étrangère doivent être écritsdans le Katakana, systèmephonétique opposé aux deux autres systèmesd'écriture, hiragana et kanji,reservés exclusivement à l'écriture des mots japonais. Ladivision japonais/non-japonais, comme la différence sexuelle est inscritdirectement dans la langue et ses mulitples systèmes d'écritures.L'apprentissage du kanji,écriture pictogrammatique sino-japonaise non phonétique, sembletellement difficile que peu de personnes s'engagent à l'étudier.

 

Lesdistances géographiques avec l'Europe et les Etats Unis, et lespréjugés raciaux fondés sur un imaginaire simpliste etfantasmatique de "l'autre", augmentent la difficulté del'occident à établir avec le Japon des relations culturellesautres que folkloriques ou exotiques. L'écart entre les échangeséconomiques et les échanges culturels est devenu tellementéclatant qu'elles pourraient prendre une tournure dangereuse. AuxEtats-Unis et en Europe, on peut observer la construction d'une identitéjaponaise comparable à la représentation que se faisaient, parexemple les autrichiens ou les allemands des juifs avant la guerre.: richesse,instinct grégaire, rigidité, formalisme, culte de l'ordre,n'ayant aucune idée des libertés individuelles et incapable dechaleure humaine.

 

Lamajorité des occidentaux vivant à Tokyo partagent cettereprésentation caricaturale..Cela leur permet de légitimer leur"eurocentrisme" (américains inclus). La plupart n'ont aucuneidée du japonais parlé ou écrit. Un occidental faisantexception à cette règle créé immédiatementl'étonnement.

C'està partir de ces constats que j'ai entammé l'étude dujaponais comme œuvre d'art. Après quelque mois je me suis renducompte que le préjugé culturel commençait avecl'idée communément partagée de la difficulté decette langue.

 

Graceà une bourse de 6 mois à Tokyo, j'ai pu poursuivre lesétudes de japonais que j'avais pratiqué jusque-là enautodidacte. Invité à faire une exposition personelle au Person'sWeekend Museum à Tokyo, je me suisconcentré sur la question des échanges interculturels. Monapprentissage de la langue japonaise en tant qu'intervention artistiqueétait accompagnée d'une bibliothèque portable de 25 livresà laquelle j'ai donné le titre : Unebibliothèque portable, (pas si idéale) importée, oucomment réinventer la table de café : 25 bouquins pour un usageinstantané. Cette proposition,installé dans la zone de récréation du musée,visait à mimer de façon parodique l'arrogance culturel du"missionaire".

 

Pour lesprivilégiés d'aujourd'hui, les nouvelles technologies sont lesinstruments paradigmatiques de la production post-industrielle et del'échange global, grâce à leurs systèmesd'interfaces, de contrôles à distance et leurs langagesfonctionnels interactifs.

 

Tokyo&lisT de la série citYlisT, est un défilé decommandes d'ordinateurs dont le premier mot est Tokyo, le site d'exposition. Leprincipe consiste à obtenir l'équivalent d'une intervention insitu (prenant en compte laspécificité du lieu) à partir du langageinstrumentalisé de la technologie informatique, dont les programmespeuvent être adaptés à toutes les langues sans que celaimplique une transformation des fonctions.

 

gurido eno kyuchaku ("allignez sur lagrille") est une option d'ordinateur avec une valeurmétaphorique  Dans l'espacetechnologique cette fonction permet de constituer une grille de points quiexclus toute autre structuration et permet le contrôle desopérations effectuées dans cet espace. Dans l'exposition celarenvoyait au travail de référence grid 1 matérialisé par une grille de pointsau sol structurant l'espace du 3ème étage.

Ruler 5 est matérialisé par une règlede mesure qui traverse les quatres étages isométriques  Ruler 5 n'utilise pas une échelle de mesure connue(centimètres, pouce etc.) mais est le résultat d'un acte dedéfinition selon mes propres critères.

 

L'exportation(le transfert) des fonctions graphiques et linguistiques, et du fonctionnementsdes applications informatiques dans un espace réel (la galerie, lemusée…) se justifie par l'importation au sein des langagestechnologiques eux-mêmes d'autres modèles de pratiques tels quel'architecture, la stratégie militaire, la science ou la technologiesociale par exemple. Ces instruments auxiliaires des interfaces produisentaussi toutes sortes d'interférences inattendues avec le domaine del'art. Par exemple le plan, la grille etc font parti du vocabulaire typique del'art et de la critique moderniste.

 

window,cc.opt i./t , avec le mot"import", a été "exporté" directementde l'écran sur la porte vitré du café du musée. Lasérie des windowscorrespond à une abstraction de fenêtres d'ordinateur.

Au 1erétage, la window, ix S Stewart, 212 on l.était peintedirectement sur le mur de manière à la faire apparaîtrecomme "flottante"  Demême que la window, signifs monkey ISBN g.,plus grande, elle transgressait les donnéesarchitecturalles. Ces deux windows,comme grid 1 redéfinissentl'espace comme un espace technologique, un interface.

 

Les textesde ces deux windows étaientréalisés à partir des indexs et des codes administratifsde livres universitaires. La window, ix. S. Stewart, 212 on l  reprendpar exemple l'index du livre On Longing : Narrative of the Miniature,the Gigantic, the Souvenir, the Collectionde Susan Stewart avec des mots tels que : "Scalp, Scrapbooks, SculptureShort story, Siamese twins, Side show "

Window,signifs monkey ISBN g, reprend lenuméro d'ISBN du livre de Henry Louis Gates The SignifyingMonkey : A Theory of African-American Literary Criticism, qui laisse transparaître les traces del'impérialisme britanique et des grandes expéditionscoloniales.par le biais des lieux de diffusion de Oxford UniversityPress.

 

Bijutsukanni sunde imasu (vivre dans le musée)ouvrait sur une autre manière de définir l'espace. Cetteintervention consistait en un matelas fulton plié, une table, une chaiseet un ordinateur. En dehors des heures d'ouvertures du musée ces objetsétaient normalement utilisés. Elle étaitaccompagnée par file, bijutsukan ni sunde imasu  ( lafiche, vivre dans le musée) qui sous la rubrique special note indiquait :"the grammatical persuasion of thistitle ends the envy the artist has with the privileged positioning of his work.after some administrative struggle, redefining a corner of this institutionprovides the artist with a comfortable temporal home in a high cost residentialarea." (à traduire)  Lebatiment avant de devenir un musée fut une résidence luxueusepuis une boutique.

 

Autour de bijutsukanni sunde imasu  (vivre dans le musée),au dernier étage,était affiché sur le mur d'une part mes essais d'écritures— Nihongo O Benkyo Shimasu(apprendre le japonais)— et d'autre part, les Kanji study grid, grilles extraites d'un manuel d'apprentissage descaractères sino-japonais. Sur une table se trouvait un calepin avec unstylo et un pictogramme signifiant : "écrivez une phrase que vousvoudriez que l'artiste apprenne". De même que la performancequotidienne Nihongo O Oshiete Kudasai (enseignez-moi le japonais), il s'agissait de créer unesituation interactive entre l'artiste-étudiant et le public-enseignant.

 

Dans l'indexde window, ix. S. Stewart, 212 on l,le mot "side show "side show" désigne leprojet de Tokyo comme une exposition "d'à côté",justifiant ainsi sa reprise dans un autre contexte  Ce fut fait trois semaines après mon départ deTokyo à la Nordanstad Galleryde New York. La "special note" du file, basic japanese conçu à la fin de mon séjour à Tokyo m'apermis de définir son concept : "studying japanese envelops onewith an intriguing flavour of orientalism and exoticism at its point ofrevenge"(traduction) Cette seconde exposition devait ainsi rendre comptede l'effet déstabilisateur de mon expérience du Japon.

 

L'exposition à laNordanstad Gallery comprenait troiséléments. Le File Basic japanese, une étagère de 8 mètreselle-même intitulée basic japanese ("japonais élémentaire" ou"japonais pour débutant"), faisant référenceà ces livres compilant des phrases toutes faites à l'usage desvoyageurs pressés et des touristes, et Une bibliothèqueportable, (pas si idéale) importée, ou comment réinventerla table de café : 25 bouquins pour un usage instantané (versionaméricaine)

 

Les 19 phrases de basicjapanese, sortes destéréotypes.linguistiques, étaient"illustrées" par différents objets"fétiches"  Ainsipar exemple :

Bijutskan de tenrankai ookonaimasu (having a museum show)était "illustré" par le catalogue de l'exposition du Person'sWeekend Museum

Nihonjin ga watashi ni nihongoo oshiete kuremasu (Japanese peopleteaching me Japanese) était associé au "livre d'or" del'exposition de Tokyo sur lequel les visiteurs pouvaient écrire les motsou les phrases qu'ils souhaitaient m'enseigner

Nihonjin no kurutsuta kehai omisetsukerareta (A Japanese showing singsof madness) renvoyait à une trentaine de pages tirées du"livre d'or" où se trouvait répété lemême caractère signifiant "mort"

Nihonog de hanashimasu (Having a conversation in Japanese) correspondaità 20 cassettes audio de conversations de 10 minutes en Japonais avec desvisiteurs du musée

Keisatsu wa watashi oshihaishimasu (Harassed by the police)faisait référence au texte suivant, écrit en japonais ettraduit en anglais :"Good Evening. It is now about 9 pm or so.This is when you and your colleagues stop me every day several times anevening. The bicycle I am riding belongs to my friend Noritoshi Hirakawa. Iwould appreciate it if you could stop seeing in every foreigner a bicyclethief. thank you very much."

 

La conjonction des phrases et desobjets de basic japanese permettait deposer la question de la représentation : dans quelle mesure peut-onconsidérer que ce travail représente le japon et les japonais ? Les élémentsde l'exposition ne renvoient-ils pas plutôt aux stéréotypesde l'artiste qui les a choisis ou des visiteurs de l'exposition ? Et d'ailleursqu'est-ce qu'une "bonne" représentation ? D'une certainemanière le dispositif de l'exposition de New York n'étaitformé que de leurres.: exposition autobiographique avec des"effets" sociologiques, ou "exposition de voyage". Formésde stéréotypes, de textes illisibles dans le contexte new yorkais( les extraits en japonais du "livre d'or" de l'exposition de Tokyo),de conversations incompréhensibles (Nihongo de hanashimasu ),ou de film invisible (les cassettes audio ouvidéo restées dans leur boîte), etc, le détour des représentations ramennait à laquestion du langage, à une forme de non-représentation qui rendpossible la mise en jeu desreprésentations 

Ce passage étaitdéjà au cœur du projet de Tokyo. Il s'agissait en effet derenverser les représentations fondées sur despréjugés culturels, en faisant de l'apprentissage de la langue,un cataliseur permettant d'aborder un faisceau de questions relatives àl'histoire et à l'actualité des échanges culturels, aufonctionnement des représentations et à la construction del'identité de soi et de l'autre.  commew j'etait étéexample

 

L'exposition de Paris à laGalerie Roger Pailhas une semaine plus tard, reprennait le principed'exportation de la première exposition à Tokyo, en y ajoutantune documentation sur l'exposition de la Nordanstad Gallery, présentée sur uneétagère de même dimension que celle utiliséeà New York. La bibliothèque portable, (pas siidéale) importée, ou comment réinventer la table decafé: 25 bouquins pour un usage instantané (versionfrançaise), comprenait cette foisdes auteurs des ex-colonies françaises comme Frantz Fanon, Asia Djebar,Kateb Yacine, Azouz Begag  La bandeaudio d'une durée de 3 heures, Having a Conversation inJapanese (une conversation en japonais avec20 visiteurs du musée), un des objets de basic japonese,.était à Paris diffusée encontinu. Il y avait aussi le file, nihongo et mes "essais" d'écritures déjamontrés à Tokyo. Comme pour l'exposition de New York, ceséléments qui à Tokyo étaient leséléments les plus compréhensibles pour les visiteurs,devenaient dans ce nouveau contexte la partie la moins "lisible" dudispositif, ne pouvant être considérée que comme des traces"esthétiques" et "exotiques".

 

 

Rainer Ganahl, Juin 1994



[1] Titre et sous-titre du manuel que j'ai utilisé pour apprendre le japonais.

 

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